vendredi 10 juin 2011

L'Echange


Théâtre Mouffetard
73, rue Mouffetard
75005 Paris
Tel : 01 43 31 11 99
Métro : Place Monge / Censier-Daubenton

Une pièce de Paul Claudel
Mise en scène par Xavier Lemaire
Avec Isabelle Andréani (Marthe), Frégori Baquet (Louis Laine), Gaëlle Billaut-Danno (Lechy Elbernon), Xavier Lemaire (Thomas Pollock Nageoire)

Ma note : 7,5/10

L’histoire : Nous sommes en Caroline du Sud après la guerre de Sécession. Marthe et son mari Louis Laine vivent au bord de l’eau dans une petite cabane. Louis a été engagé comme gardien de la propriété d’un riche Américain, Thomas Pollock Nageoire, marié à une actrice, Lechy Elbernon. Thomas va proposer à Louis d’acheter sa femme…

Mon avis : Lorsqu’on quitte la très agréable salle du théâtre Mouffetard, un peu abasourdi, on se demande si ce qui nous a le plus impressionné, c’est le texte de Claudel ou le jeu des acteurs. Par les deux rétorquerez-vous, sans doute à juste raison. Car n’est-ce pas l’essence même du théâtre que de plaire au public par la réunion de ces deux expressions… Mais, une nuit de repos plus tard, je me dis que si le texte de Claudel, pour flamboyant qu’il soit, contient tout de même quelques effets plutôt redondants. Il aime les répétitions le Paul, bien au-delà de la forme d’insistance, ce qui a pour effet d’alourdir parfois les dialogues en les encombrant de ces petites scories. Bien sûr, je pinaille un peu. Claudel sans lyrisme, c’est DSK sans libido.
Il reste néanmoins une langue d’une pureté admirable et, surtout, une connaissance troublante de l’âme humaine. En effet, L’Echange, est avant tout une pièce sur le rapport humain ; sur le désir (Thomas Pollock), la domination (Lechy Elbarnon), le sacrifice (Marthe). On ne peut classer Louis dans aucune case car il n’est pas dans la norme… De même qu’il est impossible de mettre en avant un des quatre comédiens plus qu’un autre tant ils SONT chacun le personnage. Casting parfait de quatre solistes qui jouent remarquablement leur partition.
Alors, présentons-les par ordre d’entrée en scène.

Marthe c’est la femme dans ce qu’elle a de maternel, de tolérance, d’intuition et donc, d’esprit de sacrifice. Elle devine tout, elle comprend tout, elle accepte tout. Dût-elle en souffrir horriblement. Peu à peu, au fur et à mesure que le drame se noue, on la voit devenir l’élément fort de la pièce. Elle cristallise sur elle tous les sentiments : l’amour chez Louis, la jalousie chez Lechy, le désir chez Thomas. Et pourtant – elle le dit elle-même – elle est « pauvre, sotte, laide » et, hélas, douloureusement « jalouse ». Or, en dépit de ces soi-disant handicaps, c’est elle qui se révèle la plus structurée. Elle possède l’humilité et la fierté des petites gens. Elle a en outre des facultés d’observation et d’analyse qui la rendent redoutable et qui font peur aux autres… Isabelle Andréani est véritablement impressionnante de passion contenue. Elle fait de Marthe un être à la fois lucide, pragmatique et intensément romantique qui transforme sa fragilité et sa retenue apparentes en une force intérieure indestructible. C’est une héroïne de tragédie grecque.

Louis, c’est un enfant qui n’a pas grandi. Il est totalement irresponsable. C’est un instinctif incapable de différencier le bien du mal. Mais cet enfant est doté d’un superbe corps d’homme, ce qui attise la convoitise de la narcissique et perverse Lechy. Nous sommes aux antipodes de L’Amant de Lady Chatterley. Louis est un ingénu. Il rend service. On lui demande de faire l’amour, il s’en acquitte comme de n’importe quelle autre tâche dans le domaine. Resté mentalement à l’état sauvage, il se comporte en animal domestique. Les sentiments profonds qu’il éprouve pour Marthe sont absolument sincères. Mais son attachement est plus filial qu’autre chose… Une sacrée performance physique et mentale qu’accomplit là un Grégori Baquet littéralement habité. On n’est pas loin du personnage de Lenny dans Des souris et des hommes. Leur innocence en fait de parfaites victimes expiatoires.

Lechy, ah Lechy ! Elle, elle est l’opposé féminin de Marthe. Elle est la femme belle, autoritaire, arrogante, qui s’évertue à masquer sa fragilité et son manque d’assurance derrière une cruauté parfaitement nihiliste. C’est une destructrice ; vis-à-vis des autres comme d’elle-même. Louis va être l’instrument qu’elle va choisir pour provoquer l’anéantissement. C’est une femme qui s’est toujours servi de sa beauté et de son pouvoir pour mettre les autres à ses genoux, mais qui sent venir l’érosion du temps. Elle va bientôt être moins désirable, donc moins puissante. Comme elle est comédienne, elle va s’offrir un chant du cygne on ne peut plus théâtral. Puisqu’elle souffre, elle va organiser sa perte en y entraînant tous ceux qui gravitent autour d’elle. Quitte à sortir de scène, autant faire le plus possible de mal avant… Dans ce rôle (le moins sympathique des quatre), Gaëlle Billaut-Danno confirme tout le bien que l’on pensait d’elle. Déjà épatante dans le registre romantique de La Dernière nuit, elle est magistrale dans ce personnage de peste hautaine et tyrannique. Personnage qu’elle parvient malgré tout à ne pas nous faire détester tant elle réussit à laisser filtrer sa terrible désespérance. On se dit que Gaëlle ferait une parfaite Scarlett O’Hara. De jolies perspectives s’offrent à elle.

Thomas Pollock Nageoire n’a pas de ridicule que le nom. Au départ, il est franchement caricatural. Il apparaît comme quelqu’un de compassé, content de lui. Il a la suffisance des nantis. Il parade avec son joli costume, sa grosse voix et son élocution châtiée témoignent de sa réussite sociale, et le pistolet qu’il arbore fièrement démontre qu’il a le droit de vie ou de mort sur quiconque. En fait, ce pauvre Thomas est terriblement seul et en manque d’affection. Et ce n’est pas du côté de la vénéneuse Lechy qu’il va en trouver. Or, Thomas est aussi le seul personnage des quatre qui va évoluer. Lorsqu’il va réaliser que la compagne idéale serait Marthe et que l’argent n’achète pas les sentiments, il va tout faire pour se mettre à son niveau et, ainsi, apprendre à son tour l’humilité… Xavier Lemaire, metteur en scène de la pièce, apporte sa prestance et son humanité à ce beau personnage qui, de pédant devient émouvant. On lui doit en tout cas une superbe direction d’acteurs et, surtout, d’avoir su donner à cet Echange un propos résolument moderne qui le met à notre portée.

Portée par ces quatre formidables interprètes, cette pièce nous laisse perclus d’émotion. Ces quatre destins qui se croisent pour aller jusqu’à l’inéluctable pour certains, ou à la rédemption pour d’autres, lui confèrent un aspect indéniable de tragédie grecque. Tout en restant du Claudel…

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